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LES ARTISTES S'ENGAGENT

Les Artistes s’engagent auprès des Arméniens d’Arménie et du Haut-Karabagh (Artsakh)

Mercredi 28 juin

Salle Gaveau à Paris,

Soirée de soutien aux 120 000 Arméniens du Haut-Karabagh sous blocus total depuis 200 jours

Une vingtaine d’artistes ainsi que des personnalités de la scène littéraire et médiatique

aux côtés de l’Ambassade d’Arménie en France et de la Représentation du Haut-Karabagh

Les comédiens Ariane Ascaride, Pascal Légitimus, Valérie Karsenti, Ludovic Berthillot, Gwendolyn Gourvenec, Romain Rondeau, Anne Le Ny, Camille Claris, Maya Sansa, Alix Benezech, Mélanie Bernier, mais aussi les musiciens Madame-Monsieur, Nach, Astrig Siranossian et les grands témoins Sylvain Tesson, Jean-Christophe Buisson, Olivier Weber et Pascal Bruckner ont alerté sur ce drame humanitaire majeur dans le Haut-Karabagh, invitant l’opinion publique à se mobiliser. 

Dans une scénographie épurée, comédiennes et comédiens se sont relayés pour lire des lettres écrites par les habitants du Haut-Karabagh coupés du reste du monde sous ce blocus énergétique, alimentaire et médical imposé par l'Azerbaïdjan. Ces témoignages ont reflété l’urgence de la situation, mais aussi le courage, la dignité et la résilience d’un peuple menacé d’épuration ethnique par une dictature classée parmi les plus répressives de la planète.

La route de la vie, c’est le corridor de Latchine, seule voie reliant le Haut-Karabagh à l’Arménie et au monde extérieur depuis la guerre lancée par l’Azerbaïdjan en 2020. Le 12 décembre 2022, en violation des accords de cessez-le-feu, l’Azerbaïdjan a pris le contrôle de cette route, privant 120000 civils dont 30000 enfants du Haut-Karabagh de leurs droits élémentaires.
 
Deux témoignages lus par des comédiens le 28 juin dernier, de Dzovinar, une journaliste de 41 ans et de Chorèj, une comédienne de 23 ans.
 
Chorèj – 23 ans - comédienne
Je m’appelle Chogher, mon prénom signifie « la rosée du matin ». Je suis une fille ordinaire née dans un pays très spécial, l’Artsakh. Comme toutes les filles de 23 ans, j’aime faire la grasse matinée, passer des heures à décider de ce que je vais porter et finir par courir pour ne pas être en retard au travail avec la même tenue que la veille. J’aime écouter fort de la musique dans mes écouteurs et dire du mal de la vie avec mes copines au café au lieu d’aller voir un psy. Et j’aime bien aussi faire 25 pas à droite et à gauche sur la petite place centrale de Stepanakert, ma ville natale, joliment vêtue. J’aime participer le soir aux débats politiques enflammés de ma famille éprise de démocratie, perdre une fois de plus face à la loi tacite de la dictature : celui qui te nourrit à toujours raison, mais avec le droit toutefois d’être vexée et de sortir en claquant la porte d’un geste théâtral.
 
J’aime complimenter Dieu pour les rebondissements géniaux dans le scénario de ma vie (ce qui me plaît surtout c’est son remarquable art de me mettre dans des situations ridicules). Avec constance, je déteste et adore tour à tour mon travail de comédienne et d’animatrice télé.
 
J’aime beaucoup les regards des étrangers lorsqu’ils découvrent l’existence de mon pays sur une carte. J’aime quand ils justifient leur incapacité à prononcer mon prénom correctement par la beauté de sa signification. J’aime être étonnée, comme tous les ans, qu’il neige chez nous et que, le lendemain, on voit des papillons voler… Je déteste la guerre.
 

J’ai découvert à 16 ans, en 2016, que tout ce que j’aimais dans la vie était temporaire et ne m’appartenait pas entièrement. C’est à 16 ans que j’ai vécu ma première guerre et j’ai compris qu’elle ne cesserait pas. J’ai compris que je devrais payer le prix pour mener ma vie de femme dans mon pays si spécial. Le prix, ce sont mes rêves, mes objectifs, mon insouciance. Quand une nouvelle guerre a commencé en 2020, quand mon frère mobilisé tentait de rassurer Maman, lui expliquait en riant que les jeunes conscrits épluchaient seulement des pommes de terre alors que les tirs d’artillerie recouvraient sa voix, quand j’ai découvert dans la liste des soldats morts la photo de mon prof de danse, quand j’ai cherché de l’aide psychologique d’urgence pour aider une copine folle de douleur d’avoir perdu son frère, alors j’ai grandi. Ce Noël 2022, à cause du blocus, notre grande famille était incomplète. Mon frère étudiant et moi-même étions coincés à Erevan, le reste de la famille, de l’autre côté de l’écran, à Stepanakert. Le réseau, comme d’habitude, était épouvantable. Même avec ces images pixelisées, nous pouvions voir Maman parlant trop fort sous le coup de l’émotion, Papa tombant de sommeil. Ma tante avait mis une tenue de fête et réussi à préparer, malgré la pénurie de nourriture, trois plats différents. Mon oncle terminait l’année avec des projets de réforme pour le pays, tandis que mon grand-père, très malade pourtant, plaisantait à la manière artsakhiote de sa belle rhétorique. Ma grand-mère a essayé d’arracher le téléphone pour voir mon frère, facile de deviner quel est son petit-enfant préféré.
 
Ma soeur de 14 ans disait qu’elle était heureuse d’avoir déniché des carottes et qu’ils mangeraient une soupe demain. Mes petits frères ne voulaient pas avouer combien mes remontrances de grande soeur leur manquaient. Et le plus jeune membre de notre famille, la petite Lucée de 3 ans se cachait le visage, vexée, car elle pensait que j’avais fait exprès de ne pas rentrer à la maison. Mais pas de guirlandes lumineuses sur notre sapin de Noël. On économise l’électricité. Et le Père Noël demanderait pardon de ses humbles cadeaux, car les magasins sont vides. La communication s’est interrompue. Nouvelle coupure d’électricité sans doute. Cette année, mon voeu a été de ne plus jamais passer aucune fête loin de ma famille.
 
Les semaines suivantes, je n’ai pas arrêté de téléphoner. Le matin, j’appelais le bureau de la Croix-Rouge avec un sentiment de honte insurmontable pour demander à ce que mon tour pour rentrer en Artsakh soit avancé. Le soir, j’appelais Maman avec un sentiment de honte autrement plus insurmontable pour lui dire que je me nourrissais correctement, mangeais beaucoup de fruits. Dans le frigo, la banane ramollie que je m’apprêtais à jeter me fixait d’un air de reproche.
 
 
 
Le blocus a ses avantages. Aujourd’hui, je me rends compte qu’il n’y a pas fruit plus délicieux qu’une banane ramollie et à moitié pourrie. Oui, je suis rentrée à la maison, et je vous écris de ma chambre que j’aime tant. Ma soeur proteste, car je monopolise sa lampe de chevet. Bientôt, l’électricité sera coupée. Au lieu de faire ses devoirs, elle sera obligée de se mettre au lit. Aujourd’hui, alors que je suis rentrée volontairement dans une cage, je me sens à ma place. La joie d’être chez moi est si grande que j’en ai perdu toute envie de chocolat, de dégoter la dernière paire de chaussures à la mode. Porter une ancienne paire n’est pas une tragédie. J’ai découvert que des mouchoirs en papier valent de l’or comme tout objet jetable qui, dans des conditions de pénurie, peut être utilisés une multitude de fois. Ma plus grande terreur, manquer d’eau chaude, me semble surmontable aussi. Avoir un sceau d’eau à la maison et une bouilloire électrique sauve la situation. Quel incompréhensible miracle de ne plus être en retard au boulot !
 
La valise que j’ai emporté d’Erevan et qui contenait mes costumes de scène était remplie à craquer à mon retour de médicaments et des aliments préférés de Grand-Père, désormais introuvables dans les supermarchés. J’ai apporté des biscuits salés, cinq pommes mais j’ai oublié d’apporter de la Djermuk, son eau gazeuse préférée qui atténue le sentiment de faim et aide à réguler la tension. Dès mon arrivée, j’ai cherché partout de la Djermuk. Mais l’eau gazeuse était devenue une légende des temps révolus. Et je ne trouvais même pas d’eau plate. Plus tard, un peu d’aide humanitaire est parvenue en Artsakh. Dans les frigos éteints et à moitié vides des supermarchés, il y avait de la Djermuk. Mais Grand-Père n’était plus…


 
Chaque Artsakhiote a au moins un grand regret ces jours-ci. Peut-être comme tout le monde d’ailleurs. Mon regret s’appelle « Djermuk oubliée ». Celui de mon frère s’appelle « absence ». Il n’a pas pu rentrer d’Erevan pour dire adieu à Grand-Père. Je suis sûre que le blocus se terminera un jour. Les Turcs et les Azerbaïdjanais cesseront d’exister aux dépens de nos vies. Peut-être seront-ils fatigués par notre opiniâtreté. Mais je ne sais combien de temps il nous faudra pour oublier nos regrets. Jusqu’à la fin de ma vie, je penserai que j’aurais pu passer quelques jours de plus avec Grand-Père s’il n’y avait pas eu le blocus, si les médicaments n’étaient pas arrivés trop tard. Quand elle sera grande, Lucé continuera peut-être à scotcher toutes les portes de la maison à ses moments de colère pour y empêcher nos déplacements. Ce jeu qu’elle a inventé s’appelle « éco-activiste ».
 
Je suis Chogher, une fille ordinaire de 23 ans. Au lieu de vous écrire cette lettre, je préférerais correspondre avec un noble jeune homme qui me déclarerait sa flamme avec une exécrable écriture. En fin de compte, ma lettre n’est-elle pas elle aussi une lettre intime et un aveu d’amour ?
Comme mon héros de fiction préféré, je déclare mon amour à ma petite planète, à toutes ses aubes et ses crépuscules, à ses baobabs difformes et à sa seule rose capricieuse. L’Artsakh est mon étoile B-612. Et j’ai l’espoir, comme le Petit Prince, que je pourrai toujours rentrer à la maison indépendamment de la distance et du temps.
 

 
Dzovinar – présentatrice au journal télévisé
Je m’appelle Dzovinar, j’ai 41 ans. Je suis née à Stepanakert. J’ai passé mon enfance dans les soussols.
Mes souvenirs d’enfance, même les bons, sont en effet liés à la guerre. Le gout particulier des
bonbons, nos jeux dans les bâtiments détruits par les bombardements, les pulls de laine épaisse
que nos mères tricotaient pour les soldats, les spectacles que nous préparions, nous les enfants,
pour nos pères qui rentraient de temps en temps, et l’odeur de la cigarette qui signifiait que le
mien était revenu. J’étais déjà « grande » avant d’avoir grandi.
Je suis mariée avec un rescapé des massacres de Bakou, Gary. Il est militaire et sert dans les forces
armées de défense. Ce mot de « défense » est important, car notre armée a toujours défendu et
défend toujours la paix si fragile héritée de nos pères. Presque toutes les femmes de mon pays ont
accepté d’envoyer leurs maris, leurs fils, leurs pères, pour protéger notre terre.
Je présente le journal télévisé et réalise des reportages pour la chaine de télévision publique d’Artsakh.
 
 
 
 Quand a commencé la guerre d’avril 2016, je me suis rendue sur le front et j’y ai retrouvé par chance mon mari, en vie. Au printemps, nos champs prennent la couleur rouge des pavots à l’odeur enivrante. Mon mari en a cueilli quelques-uns pour moi sous les barbelés et m’a promis de revenir.
Il a tenu sa promesse. Depuis, je porte du rouge à lèvres de la couleur des pavots. Quant à nos enfants, ils ont appris à leur tour que l’odeur de la cigarette signifiait le retour de leur père. Lorsque la guerre de 2020 a éclaté, Gary se trouvait en poste. Moi, j’étais à la maison. Des explosions qui faisaient trembler la terre paisible m’ont réveillée, et j’ai vu leur fumée envahir le ciel ensoleillé. Après avoir mis mes enfants en sécurité au sous-sol, je suis immédiatement allée à la chaîne de télévision. Je ne les ai revus que quelques jours plus tard. Ils n’ont pas posé de question, se sont contentés de la promesse que papa et maman reviendraient. Pendant chacun des quarante-quatre jours de la guerre, avec mon rouge à lèvres rouge, j’ai dû lire
en direct les listes noires des victimes. À chaque fois, je poussais un soupir de soulagement en n’y trouvant pas le nom de mon mari. Mais aussitôt après, je pleurais de honte d’avoir ressenti un instant de la joie, alors qu’il y avait des centaines de noms de maris, fils, frères sur ces listes.
Avec le même rouge à lèvres rouge, je faisais aussi des reportages depuis la ligne de front. Ma couleur préférée n'était plus celle de l’espoir, mais de la douleur. Mon mari et moi avons tous les deux survécu à la guerre. Cependant, nous n’en sommes pas vraiment revenus.
Après la défaite, notre combat continuait, notre combat pour vivre dans notre patrie ravagée.
 
 
 


Lorsque la route de la vie a été fermée, ma première pensée a été pour ma fille aînée Alina,étudiante à l’université d’Erevan. Dieu merci, elle était de l’autre côté. Elle aura vingt ans le 29 juin. Je rêve de la serrer dans mes bras au moins une fois, de sentir son odeur, de caresser ses cheveux
soyeux, et qu'elle rentre à la maison. Et j'ai encore honte. La guerre a aussi privé des centaines de mères de ce rêve pour toujours.
J'ai surmonté beaucoup de peurs, je me suis même préparée psychologiquement à la perte la plus lourde. Mais aucune mère n'est jamais préparée à perdre son enfant, à ne pas lui trouver de nourriture, à ne pas pouvoir réchauffer ses mains gelées ou à ne pas trouver de médicament pour
faire baisser sa fièvre... Aucune mère. Malgré tout ce qui nous arrive, je vis dans un pays où même encore aujourd’hui les gens parviennent à sourire. Quand nous avons de la lumière pour quelques heures, nous sommes heureux. En attendant que l’électricité revienne, nous avons réussi à trouver une poignée de chocolats pour les enfants. Nous sommes contents... L'hormone du bonheur, aussi surprenant soitil, est probablement la plus produite dans mon Artsakh. Aujourd'hui, pour la première fois depuis des semaines, il y a de la lessive au supermarché de notre rue.
Dès que je suis arrivée à la maison, j’ai fait tourner une machine et j’ai préparé le repas en chuchotant ma prière quotidienne : "Seigneur Dieu, fais que je termine avant la prochaine coupure d’électricité. »
 
 
 
  
Ce soir, je présenterai le journal en direct. Les ressources en eau du réservoir de Sarsang s’épuisent, le réseau électrique est surchargé, quatre enfants se battent pour survivre dans l'unité de soins intensifs de l'hôpital pédiatrique où on ne peut plus opérer. Dans la région de Martuni, des soldats
azerbaïdjanais ont ouvert le feu sur un agriculteur travaillant dans son champ. Cette dernière nouvelle sera la seule bonne de la journée : il n'y a pas eu de blessés... Je conclurai par ces mots à mes chers compatriotes : « Soyez forts ».

Je m'appelle Dzovinar, j'ai 41 ans. J'ai survécu à trois guerres.
Mon peuple et moi sommes sous blocus depuis six mois maintenant.
 
  Photos : © Anthony MKRTCHYAN
 

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